Le Couronnement d'épines de Titien, 1542-1543

Ce tableau fait référence à une scène évangélique lors de laquelle Jésus, qui a été arrêté par les Romains et sera bientôt exécuté, se trouve en prison : il y est torturé par ses bourreaux qui le flagellent et le tournent en ridicule; pour dénigrer son apparent statut de « roi des Juifs », ils lui font porter une couronne et un sceptre ; mais le sceptre est en roseau et la couronne est faite d'épines.

« Alors les soldats du gouverneur emmenèrent Jésus dans le prétoire et rassemblèrent autour de lui toute la garde. Ils lui enlevèrent ses vêtements et le couvrirent d'un manteau rouge. Puis, avec des épines, ils tressèrent une couronne, et la posèrent sur sa tête; ils lui mirent un roseau dans la main droite et, pour se moquer de lui, ils s'agenouillaient en lui disant : "Salut, roi des Juifs !" »

— Mt 27, 27-29.

HISTOIRE

Le Titien Tiziano Vecellio de son véritable patronyme), né en 1489, est envoyé dès l'âge de neuf ou dix ans par son père à Venise afin de faire son apprentissage de peintre. Après des expériences diverses, il devient élève de Giovanni Bellini, dont il apprécie, malgré la grande différence d'âge, le goût moderne et l'ouverture d'esprit. Mais le véritable maître de Titien sera Giorgione, avec lequel en 1508 il est chargé d'exécuter des fresques sur les façades d'un palais de Venise. Suggérer les formes des personnages par la couleur plutôt que souligner leurs contours, exalter la nature... Des règles édictées par Giorgione qui vont largement et durablement influer sur sa création. Les travaux de Titien sont en effet marqués par un emploi fastueux de la couleur et de la lumière propre à la Renaissance, et par de véritables mises en scène dans la composition qui donnent un accent de réalité saisissant.

Autoportrait, 1562-1564

Gemäldegalerie (Berlin)

COMPOSITION

Les personnages détiennent une place prédominante dans la composition générale de l’œuvre : nous sommes dans un espace clos, les lignes horizontales, verticales et perpendiculaires du bâti « enferment » l’action dans cet espace, cela témoigne de l’impossibilité pour jésus d’échapper à ce supplice. En réalité nous nous trouvons dans un prétoire, la « salle d’audience du tribunal ». Outre les protagonistes (=jésus et ses bourreaux), on remarque la statue de l’empereur qui domine la scène par sa position et parce qu’il est mis en valeur par la trajectoire de la lumière (nous y reviendrons plus en détails par la suite), ce buste inanimé semble ainsi (paradoxalement) commander la scène, détenir l’autorité.

Jeux de regards

Le regard du spectateur peut être emporté dans un mouvement circulaire induit par la position des personnages (= par les zones de couleurs). Si l’on considère ce mouvement, le regard du spectateur se pose en dernier lieu sur un jeux de regard entre le personnage jaune et jésus (ceci est permis grâce à la composition et par les zones de lumière car ce sont les seuls personnages (hors statue) dont on voit les yeux : leur regard est ici mis en lumière, c’est ici que la tension de la scène se centralise.

lignes de force induites par les corps et par les lances

Par ces lignes sécantes, le regard « court », circule rapidement : il

part des personnages qui tiennent les lances pour très vite se fixer sur la tête (juste au dessus) de Jésus + les lignes du bâti (l’escalier) invitent le regard à monter vers le haut, vers jésus.

De plus, les lances se regroupent, se croisent ode manière claire et rapide, sans « déviation » (leur rencontre est directe, le regard ne se perd pas, il est dirigé rapidement). Cela témoigne peut être de la brutalité de l’action, de la violence des gestes des bourreaux.

Le point de rencontre des lances est un triangle comme une auréole au dessus de la tête de Jésus : symbole trinité, Le Titien place un symbole divin alors que le tableau représente une scène dans laquelle les bourreaux de jésus le prennent pour un « imposteur ».

composition et proportion colorée

Les couleurs sont contenues dans des zones clairement délimitées, et à chaque zone appartient une couleur : sur cette toile, Le Titien a mis en place comme des unités autonomes de couleur. En réalité, ces zones équivalent à la place d’un personnage, ainsi à chaque personnage appartient une couleur : est un lien à l’identité des personnages ? Symbolique des couleur ?

apport culturel : le vêtement pourpre

Le manteau de pourpre est l’un des attributs royaux des monarques de cette époque, qu’ils soient juifs ou païens. Là encore, en revêtir Jésus par dérision, c’est mettre en valeur sa royauté, mais signifier du même coup que sa royauté est d’un autre ordre.

Ici, ce manteau a un sens symbolique très fort : en effet, le vêtement dans la bible signifie à la fois la dignité de la personne et plus encore, son identité devant Dieu. Dépouiller quelqu’un de son vêtement revient à le priver de sa dignité et de son identité, c’est ce qu’il se produit dans cette scène, le vêtement ne recouvre que peu du corps de Jésus. Au contraire, habiller, c’est valoriser l’autre, et mettre en valeur son identité, sa fonction, sa vocation.

composition et lignes induites par la lumière

Bien qu’elle ne soit pas aussi clairement délimitée que sous forme de faisceau ou de halo, la lumière a un rôle prédominant dans la structure de l’œuvre : non seulement elle permet une circulation habile du regard tout en mettant l’accent sur les personnages et sur l’action pour créer une tension, mais elle est aussi réellement nécessaire à plus petite échelle: elle permet de révéler les textiles, leur(s) couleur(s), leurs nuances et ainsi, grâce notamment aux drapés et aux plis des textiles, les mouvement des personnages.

La lumière est d’autant plus centrée sur le personnage jaune et sur jésus. La peau de ce dernier est réellement illuminée en contraste clair obscur avec le bâti (camaïeu de gris, désaturé, terne) symbole lumière divine sur le corps de jésus ?)

 

Si c’est la lumière qui, en les éclairant, révèle les couleurs des textiles; c’est un rapport que l’on pourrait qualifier de paradoxal avec l’acte pictural: c’est avec la matière couleur, leur nuances et leur agencement que le peintre peut créer de la lumière sur sa toile, en donner l’illusion.

TEXTILE, MATIÈRE ET JEUX DE LUMIÈRE

Lorsque l’on s’approche de la toile pour observer les couleurs, les textiles, on voit clairement que la domination « zone de couleur individuelle » employée antérieurement n’est pas si simple : effectivement, la surface est constituée d’une infinité de nuances, créant des jeux optiques et une (illusion de) vie et de mouvements.

Picturalement, comment Le Titien manipule-t-il ses pigments pour obtenir ces camaïeux et ces jeux de lumière ?

À gauche, nuances de pourpres juxtaposées très simplement, pas de jeux de lumière particulière car on distingue encore très clairement les « zones » de couleurs ; il n’y a pas de phénomène optiques, pas de mélanges. en revanche quand, comme à droite, on fragmente ces aplats colorés en petits modules que l’on juxtapose et superpose de manière beaucoup plus fine et précise, les couleurs en fragments tendent à se mélanger dans notre regard, ce qui crée un jeu cinétique mettant en jeu les différentes teintes, la saturation et la luminosité de chaque couleur jusqu’à donner l’illusion d’infinies nuances et de vibrations.

C’est exactement sur ce principe que fonctionne la peinture : pour créer cette lumière, Le Titien travaille par superposition, par addition de de nuances colorées, c’est la technique du glacis. Il ne travaille pas comme le feront plus tard les impressionnistes dans le sens où il ne superpose pas des touches de peinture denses avec une couleur très forte mais, par dessus une ébauche de taches colorées très simples, le travail du Titien consiste à superposer, en fin de travail, une ou plusieurs couches de peinture transparente, qui par un phénomène optique de réflexion de la surface, augmentent l'effet de profondeur du motif et des couleurs. Parce qu’il contient plus de liant que de pigment, le glacis forme un voile qui crée un mélange optique avec la couche précédente.

(pour l’anecdote : « pour les dernières touches, il estompait les transitions entre les lumières et les demi-teintes avec ses doigts, mêlant une nuance à l'autre, (...). Dans les derniers stades, il peignait davantage avec ses doigts qu'avec le pinceau. »)

Vue de près, en effet, la texture de la surface textile, véritable produit de l’acte de peindre du Titien, n’est pas organisée mais presque uniquement constituée de taches de couleurs. Elle se distingue donc structurellement de l’impression de formes que l’on éprouve à une certaine distance. C’est le Titien qui introduisit pour la première fois cet effet dans la peinture, ce dont Vasari, le théoricien du disegno, s’irrita fort. A l’époque, cette méthode de travail et de manipulation de la couleur est propre à ces peintres vénitiens: c’est ce que l’on appelle le colorito « Le colorito est en fait un processus additif, construisant progressivement le tableau, depuis la toile qui sert de fond, préparée en sombre, jusqu'aux modifications finales, obtenues par les glacis ». Ce concept n'envisage pas la couleur « qui sort du tube », mais le processus qui met en œuvre, par le jeu des pinceaux, et autres outils de peintre, des matières picturales plus ou moins colorées, opaques ou transparentes.

 

Nous venons de voir comment la couleur pouvait créer la lumière, et les liens qui unit picturalement ces deux notions ; mais ici, avec cette sélection d’échantillons textiles divers, nous pouvons aisément remarquer la liaisons étroite qui semble d’emblée se créer « physiquement » entre le textile et la lumière... comment, à l’époque du Titien et aujourd’hui, les textiles captent ils, jouent ils, se reflètent ils à la lumière ; et comment la couleur interagit elle avec celle-ci ?

Ici nous avons juxtaposer des aplats colorés provenant de notre gamme de couleur avec des échantillons de divers textiles. Il apparaît flagrant que, plus que la couleur, c’est la texture de certains textiles, par leur brillance qui interagissent le plus avec la lumière.

Mais il convient de dire que dans ces échantillons, la plupart sont constituées de fibres synthétiques, qui n’existaient pas en 1542 (première fibre synthétique fut la fibre de verre en 1713, le nylon fut inventé en 1938). les fibres plastiques contemporaines comme le nylon ou le polyester on bien évidemment la particularité d’être plus brillantes, de refléter davantage la lumière. Néanmoins, comme nous l’indique Le Titien, les fibres naturelles peuvent tout à fait interagir et jouer avec la lumière et ses reflets : tout d’abord la soie, matière dont est probablement constitué le manteau pourpre de jésus par exemple reflète la lumière et elle a la particularité d’être très souple et légère, donc des ombres se créent par les mouvements des corps.

Mais il est probable que tous les textiles ne soient pas constitués (uniquement) de soie. On peut songer au lin ou à la laine par exemple, car ce sont des matières dont disposaient directement les hommes à cette époque.

Dans cette idée, nous avons tenter, garce aux apprentissages techniques que nous apportent l’école, de dégager certains principes permettant de jouer avec la lumière dans un tissu.

Si l’on s’intéresse au textile vert issu du tableau par exemple, on peut supposer que la trame est un fil résistant, opaque et mat, comme le lin et la chaine un fil beaucoup plus brillant, de la soie. Se ton les armures utilisées pour créer le textile, on va pouvoir avoir différent jeux, différents rapports entre les fils de chaine brillants tantôt recouvert par les fils de lin, et tantôt découverts pour refléter la lumière. Parmi les armures dites « fondamentales », deux

nous apparaissent pertinentes.

ci-contre : le satin, parfois appelé « armure de lumière » crée un jeu entre le recto et le verso de la surface textile : alors que la chaine est plutôt recouverte sur le recto, elle apparait énormément sur le verso, ce qui est particulièrement intéressant avec un textile en mouvement dont on va pouvoir voir les deux faces, ce qui est par exemple le cas dans un drapé.

 

ci-dessous : le sergé crée un rythme avec la chaine, ainsi des éclats de lumière (due aux fils de soie découverts) apparaissent avec plus ou moins de fréquence.

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